Nous sommes quotidiennement abreuvés de statistiques aussi mystérieuses qu’inutiles : le palmarès des acteurs les mieux payés, les chiffres du commerce extérieur japonais, les buts marqués par Lionel Messi, ou encore « l’augmentation de la recrudescence » chère aux concierges parisiennes. C’est un tsunami de chiffres.
Dans cette déferlante, on aura pu cependant repérer une information stupéfiante. En 2012, le nombre de total des touristes recensés dans le monde aurait dépassé le milliard. Ainsi donc, les gens qui déambulent, pérégrinent, embarquent, sillonnent, traversent, découvrent, bref tous ceux qui s’enrichissent par le tourisme représentent 1/7e de l’humanité. Si l’on pose, comme une évaluation raisonnable, que 5/7e au moins de la même population mondiale n’ont pas les moyens économiques d’aller voir ce qui se passe ailleurs, on peut en déduire que la moitié des nantis est atteinte de la bougeotte et d’une forme particulièrement perverse de curiosité consistant à imposer ses mœurs au prétexte d’apprendre celles des autres.
Mettons à part le tourisme haut de gamme des happy few si contents d’eux-mêmes qu’ils ne peuvent se voir que dans le miroir des yeux de leurs semblables. Croisières sur le Ponant, spa-resort sur une île privée des Maldives, tribune jet set au Grand Prix de Monaco, dépose en hélicoptère sur les hauteurs d’Aspen, conférences économiques à Davos, toutes ces merveilleuses activités n’ont rien à voir avec le tourisme et ne constituent que des symptômes d’une pathologie, l’endogamie narcissique.
Ce qui nous intéresse, à partir d’un milliard de promeneurs transfrontaliers, c’est bien le tourisme de masse, phénomène très récent mais devenu un processus économique de première importance. La France exporte désormais plus d’images de la Tour Eiffel, des Châteaux de la Loire ou de la plage de Pampelonne, qu’elle ne parvient à vendre d’automobiles. Elle exporte aussi des hordes de touristes en bermuda et chemisette fleurie que les autocars de Fram ou de Nouvelles Frontières déversent sur les villages dogons (il n’est pas question ici du tourisme militaire), sur la Petite Côte sénégalaise ou sur la République Dominicaine. Juste retour du commerce colonial où nos bateaux livraient aux sauvages de la verroterie et de la bimbeloterie, les touristes français paient au prix fort du folklore de pacotille, de l’artisanat en peau de lapin ou des amours cuivrées et fugaces. Mais les touristes les plus dangereux sont ceux qui se croient intelligents et qui exercent, avec toute la bonne foi du monde, une prédation culturelle comparable, quand on y songe, au vandalisme de Malraux amputant les statues des temples d’Angkor Vat.
Face à la pandémie touristique, il est bien de s’inspirer de la sagesse d’un Kant, qui ne quitta jamais sa ville de Königsberg, et de lire, en tant que de besoin, un remarquable essai de Pierre Bayard, « Comment parler des lieux où l’on n’a pas été ? ».